Introduction
L’autonomie individuelle face à l’hégémonie capitaliste
Dans de nombreux discours contemporains sur l’empowerment, l’autonomie ou encore le développement personnel, l’individu est appelé à « reprendre le pouvoir sur sa vie », à « devenir acteur de son existence » et à « se transformer pour transformer le monde ». Ces injonctions, souvent formulées dans des contextes d’instabilité sociale, politique et écologique croissante, posent une question fondamentale :
n’en demande-t-on pas trop à l’individu, en particulier lorsqu’il est en perte de repères, confronté à une société profondément dysfonctionnelle ?
Cette interrogation invite à une réflexion critique sur la place accordée à la responsabilité individuelle dans un monde traversé par des logiques structurelles qui limitent fortement les capacités d’agir.
Une injonction à l’autonomie
Les sociétés modernes tardives valorisent l’autonomie comme idéal central de la subjectivité. Être autonome, c’est être capable de se déterminer par soi-même, de faire des choix éclairés, de construire son propre parcours. Cette valorisation a été largement développée dans le cadre des philosophies libérales, mais également reprise dans le champ de la psychologie, de l’éducation ou de l’action sociale.
Cependant, comme le souligne Alain Ehrenberg, cette autonomie est de plus en plus vécue comme une charge. Dans la modernité avancée, l’individu, libéré en apparence des contraintes traditionnelles, se trouve confronté à l’exigence infinie de se réaliser par lui-même. Il vit alors dans la crainte de ne pas être à la hauteur de cet impératif de liberté, avec pour corollaire un sentiment d’échec personnel et d’impuissance1.
Une perte de repères dans un monde en mutation
La montée des inégalités, la crise de confiance dans les institutions, la fragmentation des liens sociaux et la précarisation des existences génèrent un climat de vulnérabilité structurelle.
Zygmunt Bauman, dans sa description de la modernité liquide, montre que les repères collectifs se dissolvent dans une modernité instable où les identités sont précaires et les cadres d’action éphémères2.
Dans ce contexte, demander à l’individu de se prendre en charge seul revient à lui faire porter une responsabilité démesurée. L’effort personnel, nécessaire pour toute forme d’émancipation, est ici détourné de sa fonction critique pour devenir un outil de gestion sociale, voire de docilité.
L’effort individuel : nécessaire mais insuffisant
Cela ne signifie pas qu’aucun travail individuel ne soit souhaitable. La tradition du « souci de soi » – notamment développée par Michel Foucault – rappelle que toute démarche d’émancipation passe par une transformation de soi3. Cependant, ce souci de soi ne peut être confondu avec une assignation à la solitude, ni avec un impératif de performance.
Judith Butler, quant à elle, insiste sur l’ambiguïté du sujet moderne : il est à la fois produit par le pouvoir et capable de résistance4. L’effort individuel ne prend tout son sens que lorsqu’il s’inscrit dans une conscience des rapports de domination, et dans la possibilité d’une action partagée.
Une émancipation à recontextualiser
En mettant l’accent exclusivement sur l’individu, on court le risque de psychologiser des souffrances qui ont une origine sociale et politique. Frédéric Lordon rappelle que le capitalisme contemporain a su intégrer les affects dans ses logiques de contrôle, en transformant la quête de sens en marchandise5.
L’individu souffrant est alors invité non pas à interroger les causes collectives de sa détresse, mais à chercher des solutions privées à des problèmes publics.
Notes de bas de page
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Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi. Paris : Odile Jacob. ↩
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Bauman, Z. (2006). La vie liquide. Paris : Le Rouergue. ↩
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Foucault, M. (2001). L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-82). Paris : Gallimard/Seuil. ↩
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Butler, J. (2002). La vie psychique du pouvoir. Paris : Léo Scheer. ↩
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Lordon, F. (2010). Capitalisme, désir et servitude. Paris : La Fabrique. ↩