I. Autonomie, empowerment et hégémonie : perspectives théoriques

1. Autonomie et subjectivation néolibérale

Les sociétés contemporaines valorisent l’autonomie comme idéal central : être capable de choisir, de construire son identité, de s’accomplir. Pourtant, cette valorisation se double d’une exigence paradoxale. Selon Michel Foucault, le néolibéralisme engendre un modèle d’individu entrepreneur de lui-même, « capital humain » devant se gérer et se vendre1.

Alain Ehrenberg ajoute que l’individu moderne est sommé de devenir pleinement lui-même — mais en l’absence de repères clairs, cette injonction conduit souvent à la culpabilité, la fatigue, voire la dépression2.

2. L’empowerment : entre émancipation critique et récupération

Né dans les mouvements sociaux (féministes, afro-américains…), l’empowerment désigne d’abord un processus d’émancipation conscient et collectif3. Il repose sur une montée en capacité (savoir, pouvoir, confiance) des personnes concernées pour reprendre du pouvoir sur leur vie, et agir ensemble.

Mais dans les années 1990, ce terme a été progressivement récupéré par les politiques publiques, les ONG et même les entreprises. Il est devenu un synonyme de responsabilisation individuelle — dépolitisé, managérialisé, psychologisé4.

Nancy Fraser alerte ainsi sur la neutralisation des idéaux féministes par le capitalisme, qui les transforme en outil de valorisation de l’autonomie sans justice sociale réelle5.

3. Hégémonie culturelle et intériorisation de la domination

Antonio Gramsci, dès les années 1930, insistait sur le fait que la domination capitaliste repose aussi sur le consentement, par une hégémonie culturelle : l’ordre dominant s’impose comme naturel, légitime, désirable6.

Le capitalisme fonctionne ainsi en absorbant les discours critiques pour mieux les édulcorer. Luc Boltanski et Ève Chiapello ont montré que la critique « artiste » des années 1960 (autonomie, créativité, refus de la hiérarchie) a été recyclée pour créer le nouvel esprit du capitalisme7.

C’est pourquoi l’empowerment n’est réellement subversif que s’il est conscient de l’hégémonie qu’il veut contester, et non pas complice malgré lui d’un système qui « digère » ses oppositions.

4. Vers un pouvoir d’agir collectif conscientisé

Judith Butler rappelle que la vulnérabilité partagée peut devenir le fondement d’un agir collectif, notamment dans l’espace public8. Elle insiste sur le fait qu’il n’y a pas de « je » sans « nous ».

De leur côté, Hardt et Negri proposent le concept de multitude : une pluralité de sujets connectés, capables de résister ensemble à l’Empire capitaliste global9.

Enfin, Hartmut Rosa souligne que l’accélération moderne empêche la construction d’un rapport résonant au monde. Reprendre le pouvoir d’agir, pour lui, suppose de retrouver du sens, du lien, du temps10.


Notes de bas de page

  1. Foucault, M. (2004). Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978–79. Paris : Gallimard/Seuil. 

  2. Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi. Paris : Odile Jacob. 

  3. Bacqué, M.-H. & Biewener, C. (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice ?. Paris : La Découverte. 

  4. Calvès, A.-E. (2009). « L’empowerment, généalogie d’un concept », Revue Tiers Monde, n°200. 

  5. Fraser, N. (2011). « Féminisme, capitalisme et ruses de l’histoire », Les Temps modernes

  6. Gramsci, A. (2011). Cahiers de prison. Paris : Gallimard (éd. partielle). 

  7. Boltanski, L. & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard. 

  8. Butler, J. (2015). Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Cambridge, MA: Harvard UP. 

  9. Hardt, M. & Negri, A. (2004). Multitude. Paris : La Découverte. 

  10. Rosa, H. (2016). Résonance. Paris : La Découverte.